TRIBUNE - "REFLETS DU MONDE ENTRE LES MURS"
Ancien étudiant de l’ENSCI, le designer Bazil de Pourtalès exerce aujourd’hui en freelance, après avoir forgé ses armes en agence sur des missions de conseils et d’innovations pour les entreprises. Ce qui l’anime ? Formaliser des projets où le design est un vecteur stratégique. Il revient sur cette expérience littéralement extraordinaire du confinement lié à la crise sanitaire, l’occasion de réfléchir au sens de nos interactions, de notre consommation. Et plus largement, à notre façon d’habiter le monde.
« Tous confinés ! Qui l’eut cru ? C’est un choc, une stupéfaction, quelque chose que nous n’avions jusque là qu’imaginé. Mais qu’en est-il quand l’imaginaire devient réalité ?
Un virus passe d’un animal à un être humain sur un marché d’animaux sauvages en Chine et nous nous retrouvons très rapidement confinés en raison d’une pandémie mondiale. Peu de pays font exception, des milliards de personnes, dans les deux hémisphères, ont vu leurs vies transformées, en l’espace de quelques jours. Cette situation inattendue reflète la réalité complexe de notre monde, les liens qui existent entre chacun, chaque chose.
Pour la première fois depuis très longtemps, nous sommes conscients de tous partager le même monde. Ce qui est habituellement dilué dans le flot bouillonnant de nos modes d’existences est manifestement révélé et ce qui se produit de l’autre coté de la terre a un effet immédiat sur l’ensemble de ce qui s’y accomplit. Les volontés d’en expliquer l’origine mettent en évidence un rapport de cause à effet, qui constitue la règle et dont rien ne semble faire exception.
La crise est globale. Nous avons dû affronter ce nouveau virus en transformant nos façons de vivre et de travailler, en prenant des précautions inédites et souvent lourdes lorsque nous étions sur le terrain et en nous confinant chez nous le reste du temps. Nos vies, notre rapport au monde extérieur, aux autres, à ce qui était le plus anodin, a été métamorphosé. Depuis nos habitacles nous avons dû réinventer nos vies, en important de l’extérieur ce qui constituait notre quotidienneté. Le périmètre réduit de notre confinement est devenu la scène de nos façons de vivre.
Ce nouveau contexte a fait évoluer notre rapport à ce qui constitue notre environnement, en bouleversant les usages, révisant les priorités et en requalifiant ce qui est important pour chacun. Cette distanciation physique nous a imposé un recul, au propre comme au figuré, sur la nécessité, sur ce que nous produisons et sur la manière dont nous habitons.
La nécessité
On peut se poser la question de savoir à partir de quelle nécessité sont produit les objets dont nous nous entourons. De l’outil manuel à l’objet symbolique dans la réalisation d’un rite, ils sont la conséquence de notre rapport au monde, une alchimie complexe entre des besoins et une interprétation de notre réalité. S’il existe un point commun aux productions humaines, il réside dans le fait que l’Homme lui-même à la capacité d’y déposer ou d’y dévoiler un sens. C’est le propre de l’objet produit par l’homme de ne se révéler que par le don d’une conscience humaine. Comme un miroir il nous renvoie à ce qui fait notre humanité.
Notre rapport au monde passe à la fois par l’esprit et par le cœur, par la raison et par l’émotion. Nous expérimentons notre réalité par nos sens et interprétons nos perceptions à l’aune de notre vécu, de notre mémoire. Cette dimension expérientielle rend l’objet présent à notre corps, à notre intelligence et à nos émotions. L’expérience du monde culmine dans le sentiment sans pouvoir se passer de la cognition, elle se situe à l’interférence des deux.
La création se trouve à cette interférence.
Plus largement, elle se trouve à la croisée des disciplines, en révélant des complémentarités dans ce qui ne semble sans adhérence. Elle est l’art de faire fonctionner ensemble des choses qui ne semblent de prime abord pas destinées à l’être. Depuis nos confinements la question de la nécessité, à l’origine de la création, s’est imposée à nous.
L’évolution soudaine du contexte nous a obligés à nous réinventer un monde en le rendant en adéquation avec nos besoins. La transformation brutale et quasi universelle, a mis en évidence l’adaptation continue dont nous devons nous accommoder.
C’est ce que nous avons fait, en soutenant les soignants, en réhabilitant nos foyers pour les usages du confinement, en inventant et fabriquant des masques, en nous recréant un semblant de nature, en réaménageant un espace de jeu pour nos enfants ou un bureau pour nous permettre de continuer de travailler, en nous entourant ce qui nous a été vital pour vivre confinés…
Face à la situation, nous avons utilisé nos ressources pour tisser des liens, entre les choses, entre les êtres, entre l’intérieur et l’extérieur.
La question du lien apparaît essentielle, car elle est à la fois processus et finalité. Fugace dans un monde qui change et évolue, qui pour être maintenu demandera d’être tissé une nouvelle fois, à chaque fois qu’il ne sera plus évident. Maintenir le lien c’est le garder présent à notre conscience en lui donnant une réalité dans nos actions quotidiennes. Or n’est-ce pas ce que traduit l’action de « faire » ? La nécessité, n’est-elle pas un besoin permanent de tisser des liens entre les choses pour nous rappeler ce qui possible dans notre quête d’exploration et d’explication de notre réalité ?
Ce que nous produisons
À l’instar d’un tissu dont la chaîne et de la trame ne sauraient se passer l’un de l’autre, le fond et la forme sont liés inextricablement. En assumant cette conception, nous pouvons nous demander dans quelle mesure il existe une symétrie au au sein de l’ouvrage que constituent fond et forme. En fonction du point de vue il y a soit le cheminement du créateur qui d’après une intention fait jaillir la forme, soit le cheminement inverse de celui qui s’en empare et qui par la forme accède au fond qui l’établit. La forme existe dans la totalité parce ce quelle existe à la fois par l’action du créateur et dans les yeux de celui qui l’emploie.
Éprouver la portée de ce que nous produisons revient à contempler une étendue d’eau. En se penchant sur elle, notre oeil peut au choix se poser à sa surface ou bien passer au travers et voir ce qu’elle contient. C’est dans ce sens que le pouvoir d’évocation des formes parait crucial. Car la forme à la fois polarise et ordonne le fond et est la clef pour y accéder.
C’est ainsi que la forme peut soit induire en erreur soit éclairer.
Elle a le pouvoir d’exprimer des liens, des forces en présence. En fonction de la clarté de ces liens entre fond et forme, elle peut être un révélateur en donnant aux personnes les moyens de choisir et d’agir, à la manière de la musique d’un film dont les notes traduisent l’état d’esprit d’un personnage en le faisant ressentir au spectateur.
Il existe par conséquent un rapport réflexif entre nos produits et nous même. Les objets que nous produisons agissent envers nous au même titre que nous agissons envers ceux-ci. Les formes se muent en expériences transformatrices qui nous permettent d’accéder à des dénominateurs communs. Elles s’emparent d’une dimension matricielle qui nous permet de revenir à la source de ce qui fait notre humanité.
Le monde dans lequel nous vivons n’est il pas ainsi à notre image ?Fait de dualités entre ce qu’il est, ce que nous voudrions qu’il soit, entre ce que nous pensons savoir et ce que nous ignorons. Les projets donnent une direction pour le futur en utilisant le passé comme recul et le présent comme poussée. En définitive l’incertitude demeure maîtresse. Le sentiment d’incertitude se trouve renforcé face à la complexité du monde, la sensation de ne pouvoir embrasser son ensemble et d’accéder à une vérité qui l’emporterait.
Limité par notre perception le rapport de cause à effet de nos actes est de plus en plus dilué. Exhumer et nous rappeler ce qui nous lie semble plus que jamais nécessaire. La crise actuelle nous rappelle les liens qui nous rassemblent, mais qu’en est-il le reste du temps avec ce que nous fabriquons. Qu’en est-il lorsque que nous changeons de smartphone pour le dernier modèle et que nous nous prenons en selfie avec, alors que plus loin sur la planète des personnes brûlent les composants en plastiques de nos téléphones dans des décharges en plein air. Nous vivons bien sur la même planète, presque au sein du même organisme… et pourtant. La proximité n’est plus une affaire de distance physique, mais d’avantage d’effets induits. Là où il se fabrique des choses c’est aussi le lieu de la fabrique de l’humanité. Et c’est pourquoi qualité et conscience doivent être les mots d’ordre.
Comment nous habitons
Habiter implique une interaction avec l’environnement que l’on nous avons désigné comme lieu de vie. Nous faisons des choix et mettons en oeuvre des actions pour le transformer et le rendre en adéquation avec nos besoins. L’idée de transformation est fondamentale, car elle est à la fois la raison d’être de l’habitat et son mode de fonctionnement, une évolution constante qui en théorie lui garantit de demeurer en accord avec les besoins de ceux qui y vivent. Il semble que parler de design c’est parler de ce processus de transformation. Le confinement nous a confrontés à nos besoins fondamentaux en nous mettant face à ce qui nous a fait défaut.
Ces besoins se sont souvent révélés être banals du point de vue du « monde d’avant », car considérés comme acquis ou accessibles. Nous avons redécouvert leur importance, que notre vie en dépend et que leur manque ne saurait être comblé par un aucun artifice. Ils ont pour nom : liberté, sécurité, liens humains, silence, espace, accès à la nature…
Des idéaux que nous avons tendance à détourner et à dilapider en actes de consommation plutôt que les apprécier pour ce qu’ils ont de vital et d’accéder à leur grandeur. Il paraît crucial de dépasser la conception de l’individu comme simple client, consommateur ou usager, mais d’introduire l’idée de citoyenneté à ce que nous produisons, sur l’ensemble de sa chaine de valeur. En faisant beaucoup avec peu, nous nous sommes prouvés que savions nous réinventer.
Plutôt que d’assouvir des désirs artificiellement inculqués il nous faut créer pour les besoins réels et éprouvés.Dans ce nouveau contexte l’adage de Mies van der Rohe, « less is more » retentit avec force et nous rappelle de privilégier la qualité à la quantité.
Nous avons vécu la même catastrophe mais les besoins exprimés se sont révélés singuliers, en raison de la singularité des contextes des individus. C’est en proposant des projets qui portent en eux le cheminement de pensée qui leur a donné lieu qui permettront à tout un chacun de s’emparer de leur portée. En renforçant la capacité de jugement, ils seraient ainsi des projets honnêtes. En se changeant en expériences les productions de design mettent à profit la capacité réflexive des formes pour faciliter une contribution active et sortir d’un posture passive. Les productions de design seraient plus en accord avec une logique de transformation au sein de laquelle nous pouvons « tisser du lien » plutôt que d’être des «objets à emporter ». En instaurant une disposition active, le design s’accomplit dans un processus dans lequel le résultat de ce qui est produit appartient un peu plus à ceux qui sont touchés par le projet, car le projet porte en lui une part de nous même, une compréhension nouvelle, un soin particulier.
C’est ainsi que l’idée de qualité peut trouver un sens en chacun d’entre nous et nous permettre d’habiter plus unis dans un monde tel que nous l’aurons fait. »