Jonas Bohlin : “Nous, designers, avons la responsabilité de penser à l'impact de l'objet sur la Terre”
Souvent mise en avant depuis le début du siècle, la notion de développement durable commence seulement à être assimilée. En Europe, seule la Suèdeavec son industrie du meuble fait figure d’exception. Dans le cadre de la Paris Design Week, nous avons rencontré Charlotte van der Lancken et Jonas Bohlin, deux designers suédois qui ont fait du développement durable leur mot d’ordre.
Vous êtes deux designers issus de générations différentes. Ces générations portent-elles le même regard sur la durabilité ?
Jonas Bohlin. Lorsque j’étais à l’école d’art Konstfack de Stockholm, entre 1976 et 1981, il n’y avait pas de discussions sur le climat ou sur la Terre. Du moins, pas dans l’industrie du design. C’était plus une question politique. J’ai choisi d’en tenir compte dans mon travail, c’est-à-dire de réfléchir aux matériaux et aux méthodes de construction qui ont un impact minimal sur la Terre. Fondamentalement, cela signifiait, et signifie toujours, de fabriquer un objet qui puisse vivre 100 ans, tant au niveau de la conception que des matériaux.
Aujourd’hui, le sujet est beaucoup plus pris en compte. Cela s’est produit pour de nombreuses raisons, mais je crois que l’une d’entre elles a été la discussion entre professeurs et étudiants : un échange de connaissances entre générations.
Charlotte von der Lancken. Lorsque j’ai commencé en 2004, le changement climatique n’était pas un sujet aussi important qu’aujourd’hui. Aujourd’hui, la prise de conscience est beaucoup plus importante mais nous continuons à consommer : trois fois plus que dans les années 1970. Les professionnels travaillent maintenant pour consommer différemment, créer différemment, et les designers ont un rôle à jouer. Je travaille moi-même avec les scientifiques de l’institut RISE. Il s’agit de remplacer les matériaux nocifs tels que les plastiques, les matériaux d’origine fossile par du bois.
Parlons maintenant de votre démarche design. À quel point la durabilité l’encadre-t-elle ?
C.L. Par rapport à mes débuts, je pense à la durabilité dans une bien plus large mesure. En tant que designer, vous faites partie d’un ensemble plus vaste, composé également du producteur, du consommateur et de toute la sphère économique qui l’entoure, mais nous avons davantage notre mot à dire sur l’impact qu’un objet peut avoir sur la planète. Par notre conception et le matériau que nous décidons d’utiliser, nous devons penser à la fin de vie du produit, d’autant plus si l’on sait qu’il sera utilisé pendant une courte période.
J.B. Le design concerne toute la vie d’un objet, depuis l’idée de celui-ci jusqu’à ce qu’il n’existe plus. Bien sûr, vous ne pouvez pas imaginer ce qui va se passer, mais nous, les designers, nous avons la responsabilité de penser à l’impact de l’objet sur la Terre.
L’objet est-il pensé dans un écosystème plus large que sa simple fonction ? Son interaction avec l’environnement par exemple ?
C.L. Tout se résume au type de matériel que vous utilisez. L’objet que vous créez doit être détachable, et les gens doivent pouvoir en recycler des parties ou même en réutiliser certaines. Mais aujourd’hui, le système n’est pas vraiment pensé pour le recyclage, car les entreprises doivent vendre de nombreux produits pour réaliser la plus grande marge possible. Le système économique doit être adapté à la réalité, encore plus en Suède : en termes de matériaux, le produit est déjà là dans notre forêt, et nous devons nous rendre compte que nous pouvons l’utiliser beaucoup plus de fois qu’une seule fois.
Par quoi votre démarche est-elle guidée ? La recherche de nouveaux matériaux, le recyclage, la traçabilité…
C.L. Nous devons être capables d’utiliser les matériaux dont nous disposons. En Suède, 70 % du pays est couvert de forêts et d’arbres, une source renouvelable qui consomme de grandes quantités de CO2. Pourquoi importer du bois d’autres pays ? Nous devons retourner dans nos forêts et mieux les utiliser.
J.B. Nous nous sommes éloignés de la forêt, et en tant que designers ou architectes, nous devons veiller à l’utiliser correctement, d’autant plus s’il s’agit d’un matériau auquel nous avons librement accès. Mais la durabilité, ou l’écologie, n’est pas seulement une question d’objets et de design. C’est aussi une question d’êtres humains. Nous devons tenir compte du fait que les personnes qui travaillent dans les usines, qui fabriquent les objets que nous avons conçus, doivent également avoir accès à une bonne qualité de vie.
À quel point les industriels sont à l’écoute de votre engagement ?
J.B. Pour ma part, les fabricants doivent m’écouter. Lorsque je réalise des intérieurs, ou des dessins pour des usines suédoises, je décide comment le faire et quels sont les matériaux à utiliser. S’ils ne sont pas d’accord, notamment au sujet des coûts, ils s’adressent à quelqu’un d’autre. Ce que je veux dire, c’est que les fabricants doivent nous écouter, parce que nous, les designers, sommes les cerveaux. S’ils ne le font pas, ils n’obtiennent aucun produit.
C.L. Ils écoutent dans une large mesure ce que nous, les designers, disons. En fin de compte, c’est toujours une question d’économie. Pouvons-nous vendre cela à un certain prix ? Avoir une certaine marge ?
C’est aussi une question de label : en Suède, nous sommes l’un des pays les plus stricts en termes de labels et de certifications, pour vendre aux écoles, aux espaces publics… Il y a des limites. En tant que designer, vous n’êtes pas entièrement libre de tout décider, vous devez vous adapter à la situation, et faire le maximum.
Inside Swedish Design fait cohabiter entreprises de premier plan et des designers de renommée internationale avec la prochaine génération de talents. Qu’apporte l’initiative Inside Swedish Design dans cette quête de développement durable ?
J.B. Inside Swedish Design s’adresse à ceux qui veulent être plus écologiques et placer la durabilité au-dessus de tout. En réunissant entreprises et designers, on se donne l’opportunité de changer plus rapidement et plus efficacement. Il ne faut pas oublier qu’il y a beaucoup de designers, beaucoup d’usines, beaucoup de producteurs, mais il n’y a toujours qu’une seule Terre.
C.L. C’est une question de collaboration. Le design suédois d’intérieur favorise la communication entre les entreprises. Par exemple, il nous aide, à la REIS, à promouvoir les nouveaux biomatériaux. Lorsqu’il s’agit de durabilité, les changements doivent être importants. Et pour cela, il doit toucher le plus grand nombre de personnes.