Jeune créateur
La créatrice néerlandaise Linde Freya Tangelder détourne les éléments architecturaux, les matériaux ou les techniques de construction pour imaginer ses œuvres. Entre art et design.
Installée entre Bruxelles et Anvers, Linde Freya Tangelder s’est formée à la Design Academy à Eindhoven, référence en matière de créativité de l’art design, très en vogue en Belgique. Elle fonde son studio en 2014 puis sa marque, Destroyers/Builders, laissant venir à elle les occasions. Depuis qu’elle a été élue Designer de l’année, en 2019, de belles collaborations ont mis en lumière son travail. Avec Valerie Objects, elle crée le canapé modulaire Assemble et l’étagère en aluminium Etage, en édition illimitée. Sollicitée par la marque de luxe Dior, elle participe, en 2020, parmi un panel de designers de renom, au projet de réinterprétation de l’emblématique chaise médaillon. Mais c’est l’italien Cassina qui la propulse sur la scène internationale, lui offrant la possibilité d’éditer du mobilier signature. L’éditeur italien va plus loin, proposant son mécénat pour son exposition personnelle à la Carwan Gallery à Athènes début 2022.
Mais la jeune artiste, plus habituée à la liberté d’expression de la prestigieuse école d’Eindhoven et à son ouverture vers les pratiques concrètes des matériaux, doit se confronter aux contraintes de la production industrielle. Au Salon de Milan 2022, Cassina présente trois poufs et une table basse de la collection Soft Corners signée Linde Freya Tangelder, au même titre que les stars internationales Philippe Starck, Patricia Urquiola, les frères Bouroullec…
Les matériaux de construction comme moyen d’expression
Dans ses recherches sur la matière, la main de la créatrice exploite les techniques de la maçonnerie ou de la taille de pierre, jusqu’à obtenir des finitions à partir des formes architecturales abstraites, réminiscences du mouvement du modernisme. Les finitions brutes et polies à l’extrême des matériaux nobles ou plus communs transforment la volumétrie en objet tactile. Bois massif, fonte d’aluminium, verre soufflé et métal plié sont les matériaux vecteurs d’un paysage imaginaire conçu par l’artiste. Ces pièces de mobilier très abouties ouvrent le champ des possibles entre l’industriel et l’artisanal. Si elles ont une force incroyable, sculpturale, elles exaltent aussi une sensualité douce et résonnent implicitement avec les lieux désaffectés.
Une démarche que l’artiste a fondée avec Brut Collective, avec lequel, complice, elle partage les mises en scène soignées dans une vision commune de la scénographie et de la mise en valeur de leur travail respectif. Ces cinq artistes belges ont la même approche du design et de l’art, plus instinctive, plus organique, voire abrupte, détachée de toute fonction. En se regroupant, le collectif optimise ainsi les expositions en termes de location d’espaces et de logistique. Un moyen fort et intelligent pour acquérir de la visibilité et de la crédibilité à l’international.
Il est toujours tentant de qualifier un créateur d’artiste, de designer, de poète ou de scientifique. Marie-Sarah Adenis se définit avant tout comme une conteuse du vivant.
Grâce à un parcours atypique qui mêle études en biologie à l’ENS-Ulm et en design à l’Ensci-Les Ateliers, elle se situe à la croisée de la science, du design et des arts. De la biologie, elle en extrait de formidables histoires du vivant à raconter, du design le questionnement et la rigueur, et de l’art l’imaginaire les outils.
Lauréate du prix AudiTalents en 2020 pour son projet Ce qui tient à un fil, exposé au Palais de Tokyo en 2021, cette jeune femme déterminée et enthousiaste poursuit dans sa voie singulière hors des chemins conventionnels. Le projet est un parcours scénographique, visuel et sonore retraçant les formes de l’ADN, composante de tout ce qui est vivant (animaux, arbres, virus ou bactéries).
On se balade dans un jardin d’Éden au milieu de formes de colonnes chromosomiques et d’images sur fond noir. Sans pourtant s’engager dans les métiers des sciences de la vie, avec pourtant un bagage de sept ans en biologie, elle exprime sa vision de la création qui a pour mission de traduire les récits de l’infiniment petit, embrassant les découvertes de ce secteur, et de les confronter à la puissance de l’imaginaire. « Mes études ont été non pas un moyen d’acquérir un métier mais plutôt une façon de nourrir ma démarche. » Elle se plonge dans les mystères du monde vivant et la multiplicité de ses questionnements : comment un organisme fonctionne-t-il ? Quel est le secret du mécanisme des plantes et des écosystèmes ? À quoi notre ADN sert-il ? Actualité d’autant plus présente qu’aujourd’hui (réchauffement climatique oblige), pour que la nature soit enfin préservée, elle doit être intégrée au monde matérialiste.
Dans le projet Tousteszincs [toutes et tous cousins], elle clame notre appartenance à une même fratrie, que « l’on soit humain, pélican ou bactérie ». Sous la forme d’une petite sculpture, le Temple phylogénétique, elle met en corrélation les images très belles des chimères, qui révèlent leur beauté et leur mystère, et les représentants des grandes familles de l’histoire des espèces. S’agit-il de vulgariser la science, comme l’avait commencé le biologiste Jean Painlevé avec ses films de recherche sur le monde sous-marin (en référence à l’exposition « Les pieds dans l’eau », qui a eu lieu jusqu’au 18 septembre au Jeu de Paume, à Paris) ? Tout en ayant assimiler les sciences comme une superposition de connaissances en mouvement perpétuel, Marie-Sarah Adenis s’attache à les mettre en forme, empruntant différents outils tels que le design, le dessin ou l’écriture au travers d’installations, d’expositions mais aussi de projets très concrets.
Entre recherches fondamentale et appliquée
En 2015, elle cofonde Pili, dont elle assure la direction artistique, un projet pionnier qui développe un procédé écologique de production de colorants pour remplacer ceux issus de l’industrie pétrochimique grâce à la culture de bactéries et à la transformation de ces micro-organismes. Aujourd’hui, en collaboration avec 40 scientifiques de laboratoires de Paris (Cnam), de Toulouse (TWB) et de Lyon, l’entreprise est sur le point de lancer ses premiers pigments bio-sourcés (et de diminuer drastiquement les émissions de carbone, de 40 à 80 %).
Avec le projet Retreeb, colancé par Quentin Lepetit, le design – et bien entendu le web design (design Ui, design Ux) – se retrouve au cœur d’une logique d’entreprise fintech et d’une démarche de création d’un réseau de paiement indépendant visant à redistribuer une partie des bénéfices des commissions bancaires à des causes solidaires et responsables.
Après sa sortie de l’École nationale supérieure de création industrielle (ENSCi), Quentin Lepetit travaille comme designer produit, designer graphique et web designer. Aujourd’hui, il se consacre pleinement à Retreeb, dont il est cofondateur, qui est soutenu par France Innovation et incubé à la Station F et au sein de The Garage. Le service Retreeb vise à créer un réseau de paiement indépendant (par code QR et smartphone, puis par carte de paiement sans contact), dont la mission principale est de redistribuer un tiers de la commission interbancaire, prélevée au commerçant lors de l’achat, à un projet social ou environnemental, se situant à une échelle locale, nationale ou internationale.
Si Retreeb s’assure du bon suivi de cette redistribution, via un système de blockchain hautement sécurisé, c’est le consommateur-utilisateur qui choisit donc la destination de cette commission, habituellement prélevée au seul bénéfice des mastodontes Visa et Mastercard, et qui va pouvoir contribuer positivement à des enjeux majeurs (inégalités, pauvreté, pollution, éducation, malnutrition, etc.). Pour ce faire, l’usager a recours à une application sur laquelle, évidemment, le web design intervient pour une grande part. Mais plus largement, le design, son travail et sa pensée ont une grande incidence sur la conception générale du service Retreeb. Concrètement, Retreeb est une start-up, plus précisément une fintech, travaillant dans le secteur de la finance technologique. Sa particularité est d’avoir été cofondée par un designer, Quentin Lepetit donc, contribuant ainsi à ce que le design soit l’un des éléments clés de la société, ce qui est peu fréquent dans le domaine entrepreneurial français actuel.
Outre les contours du service et l’application, le design se retrouve ainsi également dans les processus organisationnels et les valeurs de l’entreprise. Le service numérique qu’offre Retreeb implique bien entendu la présence de designers Ui et Ux, travaillant respectivement sur l’expérience utilisateur et la conception de l’interface produit. Mais au-delà, le design occupe, chez Retreeb, une place majeure dans la prise de décision et la vision d’entreprise, rejoignant ainsi les positions que Quentin Lepetit avait exprimées – notamment dans sa tribune publiée sur Intramuros.fr en avril 2020– quant à la manière dont le design industriel doit prendre part plus activement de nos jours aux projets qui changent notre société de manière positive.
Repérée par le designer Alexander Lervik avec lequel elle collabore désormais, la jeune designeuse Anna Herrmann présentait ses créations à la Stockholm Design Week, dont un étonnant modèle de chaise/fauteuil baptisé The Poodle, dont on peut dire qu’il a du chien !
Anna Herrmann est sans doute l’un des noms qu’il faut retenir de la Stockholm Design Week de Septembre. Elle y présentait en effet trois produits : la chaise et le fauteuil The Poodle, créés pour la marque de mobilier Johanson, et la lampe murale The Juno, conçue pour la collection Noon. Le point commun de ces différentes pièces réside en la présence en tant que figure tutélaire du célèbre designer suédois Alexander Lervik qui l’a repérée après qu’elle a obtenu son diplôme – comme lui, vingt-cinq ans plus tôt – au réputé Beckmans College of Design de Lidingö, à côté de Stockholm. Lervik ayant constaté que le nombre de jeunes étudiantes en design était plus important que le nombre de femmes travaillant effectivement ensuite comme designer à l’échelle professionnelle, il souhaitait particulièrement donner un coup de pouce à une jeune designeuse talentueuse. Le choix d’Anna Herrmann s’avère pour le coup particulièrement judicieux.
Partagée entre Stockholm et son propre studio de travail à Munich, la designeuse germano-suédoise a en effet de la suite dans les idées, qu’elle exprime dans le sillage de ses origines personnelles, entre minimalisme scandinave et esprit bavarois plus bohème. Pour la collection de luminaires Noon dirigée par Alexander Lervik, elle a imaginé le modèle The Juno, dont le dessin s’avère particulièrement poétique, avec cette ligne fluide et ses éléments astraux dont les ombres semblent flotter et se projeter sur le mur d’applique.
The Poodle : du volume et du caractère
Dans le cadre du projet PLUS1 mené pour la marque de mobilier Johanson, elle a travaillé avec Alexander Lervik sur le design de la chaise et du fauteuil The Poodle, dont les formes amples, découpées et relevées évoquent les courbes franches des coupes et tontes (coupe mouton-pantalon, coupe mouton-tondeuse) opérées sur les caniches. Une opération de toilettage textile insolite tant l’assise de The Poodle s’avère des plus surprenantes et mimétiques avec les formes du caniche qui lui donne son nom.
Le plus amusant est que l’idée du design est venue à Anna Herrmann alors qu’elle cherchait sur internet des modèles de coupe pour son propre toutou. « En fait, mon algorithme web a été bombardé de solutions de toilettage pour chiens car je passais mon temps à chercher des tutoriels en ligne pour le mien, un cockapoo, puisque tous les salons étaient fermés à cause du COVID », explique-t-elle. « Dès que je suis tombée sur la photo du caniche, j’ai su qu’il y avait là un potentiel pour créer quelque chose. L’idée a été ensuite d’essayer de capturer toute l’essence formelle de ce caniche. Pas seulement le volume, le côté ʺhugs/câlinʺ, mais aussi quelque chose tenant du caractère, de la personnalité et de l’attitude du caniche sur cette photo. » L’incidence du caniche sur le travail de design de la chaise/fauteuil The Poodle s’est d’ailleurs aussi traduite dans le choix de la matière, en coton Teddy Fabric.« Ça a permis de soutenir l’expérience tactile, avec ce tissu légèrement bouclé qui évoque une sensation de fourrure, sans en être complètement », poursuit-elle.
Travail croisé
Un autre aspect intéressant du produit est la façon dont il met en avant ce principe de travail en collaboration entre un designer aussi renommé qu’Alexander Lervik et une jeune fraîchement diplômée. « Le projet de lampe Juno, qui a été édité dans la collection Noon d’Alexander, est complètement mien et remonte à mes années étudiantes », remarque-t-elle. « Mais The Poodle est un véritable travail collaboratif. Pour autant, Alexander a bien voulu progressivement me laisser plus de place dans celui-ci jusqu’à se contenter d’un simple rôle de mentor. C’était très important pour lui que je puisse avoir la latitude de développer un vrai travail personnel de création en connexion avec le style de design de la marque Johanson. »
Les premiers croquis ont donc été dessinés et travaillés à quatre mains, avant qu‘Anna ne prenne progressivement plus nettement les rênes du projet. « D’abord, comme j’étais encore basée à Munich, nous avons beaucoup échangé d’idées, de croquis et d’inspiration à distance, via Zoom. Puis, j’ai fini par être prioritairement impliquée dans la communication avec Johanson, pour faire les présentations, régler les questions techniques de développement du produit et d’usinage, faire les ajustements nécessaires, etc. Mais, Alexander était toujours disponible pour me donner les bons conseils. » Une manière de signifier que le savoir-faire du design suédois ne repose pas seulement sur sa qualité technique, mais aussi sur la qualité relationnelle des créatifs qui en sont les garants.