Ettore Sottsass
Du 18 au 23 avril 2023, pendant la 61e session du Salon du meuble de Milan et la 33e édition de la Milano Design Week, Paola Navone et son studio Otto organisaient une installation très maligne : « Take it or leave it », soit « Prends le ou laisse-le », une façon intelligente de faire ‘un peu’ le tri sur les étagères de son studio. Au 31 de Via Tortona, un quartier métamorphosé, en face du Mudec, le Musée des Cultures du monde, (l’équivalent du Musée du Quai Branly à Paris), Paola Navone avait vidé ses bureaux et installé sur une immense table et sur des étagères en métal le long des murs, des centaines d’objets collectés durant ses voyages de par le monde entier. Du fauteuil rembourré à la petite cuillère, du bento en aluminium au vase miniature, la loterie laissait le choix au visiteur de « Prendre ou Laisser ». Une façon comme une autre de comprendre l’univers et la démarche de cette designeuse très sollicitée.
Avec son ami Daniel Rozensztroch, précédemment grand voyageur de par le monde et randonneur de salon, ex-directeur artistique du concept store parisien Merci et directeur créatif à Marie Claire Maison, Paola Navone s’est amusée à dispatcher sur ses étagères des centaines de « babioles » ramenées d’Inde ou de Chine, des cuillères en fer blanc ou en buis, des prototypes de plateaux pour Alessi ou des fèves et statuettes en porcelaine, allemandes ou chinoises. The Slowdown, une société de média new-yorkaise, dirigée par le jeune et dynamique Spencer Bailey, organisait la loterie dans les règles de l’art.
Tous les participants devaient choisir d’être photographiés avec ou sans leur cadeau, pour les réseaux sociaux. Un autre choix cornélien. Prendre ou renoncer…car la question posée par Paola Navone derrière cette mise en scène relève de la métaphysique. « Pourquoi ai-je décidé de faire cela encore une fois ? Pourquoi continuer cette activité d’acquisition ? À un certain moment vous êtes entourés de milliers d’objets, de milliers de couleurs, de milliers d’échantillons…mais je voulais refaire le vide pour en faire entrer de nouveaux. » explique-t-elle. Spencer Bailey fasciné par sa capacité à collecter et à réunir les choses pour créer son univers magique, a suivi le mouvement. (Le résultat est à voir sur l’Instagram The Slowdown.TV). Plus qu’un exercice provocateur, « Take it or Leave it », est à voir comme un exercice d’upcycling et de re-use. Et plutôt que de produire encore et encore, ne peut-on simplement échanger ce que l’on possède déjà et le ré-utiliser pour lui donner une seconde vie… chez quelqu’un d’autre ?
Une création à l’instinct
Née à Turin, diplômée de l’Université Polytechnique en 1973, activiste au sein du groupe Alchimia et Memphis, elle a fréquenté les « révolutionnaires » du design des années 80, Alessandro Mendini, Ettore Sottsass ou Andrea Branzi, s’intéressant à la dualité entre l’industrialisation des pays européens et les Arts and Crafts, l’artisanat de l’Asie, de l’Inde et l’art de la rue. À la tête du studio Otto, son chiffre porte-bonheur, et avec une vingtaine de fidèles, elle collabore avec des marques comme Alessi, Baxter, Cappellini, Driade, Exteta, Gervasoni ou Poliform. Ses projets vont du 25Hours Hôtel à Florence au Como Point Yamu Hôtel à Phuket en Thaïlande.
Se nourrir des savoir-faire
Designeuse, architecte, directrice artistique, scénographe… elle est ouverte à tous les arts, avec une prédilection pour l’artisanat et les innombrables amulettes que l’homme peut créer pour vivre en adéquation avec son environnement et conjurer les mauvais sorts. Cette soif du petit objet la fascine. Après avoir bourlingué sur tous les continents, en Afrique, en Asie, en Europe… elle réalise les scénographies des stands sur les salons de nombreux fabricants. Elle se nourrit des savoir-faire, des matières, des usines, des ateliers, des manufactures. Elle fonctionne à l’instinct et au hasard des rencontres, hasards heureux pour la plupart comme sa rencontre avec Spencer Bailey, cofondateur de The Slowdown (Slowdow.tv) qu’elle connaît depuis 10 ans maintenant, avec qui elle a édité le livre Tham ma da : The Adventurous Interiors of Paola Navone aux éditions Pointed Leaf press en 2016.
Créer pour le plus grand nombre
Elle habite Milan depuis 20 ans après avoir écumé l’Asie, Hong Kong, l’Europe et les pays du Sud-Est asiatique. Ses gros clients sont à Singapour ou en Malaisie. Onze projets sont en cours pour Singapour et Kuala Lumpur. Dans le studio, une partie travaille pour les marques américaines et italiennes et l’autre partie pour l’aménagement intérieur… Son univers coloré que l’on retrouve parfois dans des lieux incroyables n’est pas toujours de son fait. Mais la copie ne la gêne pas. Au contraire, et les grandes marques ont les services pour traquer la copie. Son désir est de satisfaire le plus grand nombre même si elle est consciente de ce vol d’identité. « Je ne peux pas passer mes journées à courir après la copie. En France, vous êtes beaucoup plus stricts sur ce point, mais moi, j’ai une amie sinologue qui a fait des études très intéressantes sur les copies et dans la culture chinoise, copier c’est multiplier les occasions d’être vu et pour trois fois moins cher. À l’époque, le fait que tout se fasse par centaine, était valorisant. Aujourd’hui, tout doit être pièce unique mais cela va à l’encontre de la mission du design qui est de rendre l’objet accessible à tous ! La pièce unique est une attitude propre à l’artiste, pas au designer. Une chaise à 50000€ ou 50000 chaises à 1€ ? l’équation est complexe. Moi, si je n’ai rien à faire, je vais à la plage. Je dessine pour les usines avec lesquelles je collabore. Et ce sont les entreprises qui s’occupent de la copie. Elles ont leurs services intégrés et leurs avocats attitrés pour ce genre de bataille. »
Un attrait pour la cuisine
À la Stockholm Furniture Fair en 2018, elle avait dessiné la cuisine idéale : un point de cuisson, un point d’eau et un point de rangement. « On pouvait y entrer avec 10 kg de pommes de terre, sans avoir peur de tout casser et de tout tacher. Rien à voir avec les nouvelles cuisines où l’on n’ose se déplacer. Avec un kilo de pommes de terre et trois oranges, la cuisine est détruite. Parmi tous les designers, pas un ne saurait se faire cuire un œuf. Les cuisines modernes sont des cuisines laboratoires ou le poisson, la pomme de terre risquent de tout faire basculer vers l’enfer du sale. C’est comme manger dans une église. Moi, je fais les choses pour moi-même. Je suis boulimique, j’aime faire moi-même et je ne suis pas jalouse. »
Innover pour l’outdoor
Pour le mobilier d’extérieur, elle aime faire la différence : »J’ai fait un grand projet pour la société Exteta. Nous avons fait des recherches poussées sur les matières pour qu’on puisse les mettre dans la mer, dans le sable, dans l’eau…et qu’elles ne bougent pas. C’est exceptionnel. » Sur le Salone del Mobile, elle était présente sur les stands de Baxter, avec un canapé modulable en cuir… qui va à l’extérieur : une collection d’ailleurs dévoilée en janvier dernier chez Silvera lors de Maison Objet in The City. On la retrouvait à Milan chez Ethimo avec des nouveaux tapis Nodi. Chez le fabricant français Sifas, les collections ont été conçues par Domenico Diego, designer en chef de son studio Otto. Slide, Turri design, Contardi… nombre de marques mettaient en avant des collaborations. Après le salon, en ville, parallèlement à sa « loterie », elle installait un chemin-montagne de tomates dans le centre Eataly à la Porta Nuova. Un appel généreux à tester la cuisine italienne, certes, mais aussi ce besoin – constant ? – de garder un pas de côté, tant pour surprendre que se renouveler.
Après son exposition inaugurale, en septembre dernier, à sa seconde adresse, avenue Matignon, « Perrotin second marché » explore les relations entre l’art contemporain et le design avec des pièces de designers historiques, mises en regard d’œuvres des avant-gardes et du Pop art.
Sur les trois étages de l’immeuble, dans une scénographie très élégante, aux points de vue démultipliés, de Cécile Degos, réputée pour ses mises en scène en musée, « Perrotin Second marché » crée des « affinités électives » entre des « Totems » d’Ettore Sottsass, des sculptures animalières de François-Xavier Lalanne, deux meubles de Jean Royère et des toiles, gouaches, dessins de Matisse, Dali, Magritte, Giacometti, le Douanier Rousseau mais aussi d’Andy Warhol, Alain Jacquet, ainsi qu’un mobile de Calder. Au rez-de-chaussée, celles de Sottsass et des artistes Pop évoquent leur amour commun du quotidien et des coloris éclatants.
Dans une niche aux tons acidulés, les formes épurées et arrondies du totem « 5A » dialoguent paradoxalement avec « Usuyuki », toile de Jaspers John aux lignes géométriques, tandis que la pièce en verre et laiton « Maia Bowl » du chef de file du groupe Memphis et l’« étude pour nature morte avec jarre bleue et cigarette » de Tom Wesselmann nourrissent un même amour du bleu et des objets du quotidien. Ainsi l’expliquait Sottsass : « Ce qui m’a passionné, c’est que les artistes [Pop] prenaient pour thèmes les sujets du quotidien, la vie de tous les jours. La banalité était leur univers. À la place des madones, des christs, ils s’intéressaient à une coupe de fruits, à une boîte de soupe, à une voiture. Leur écriture était le langage de la rue. »
Les animaux, la nature et les hommes
Le second étage qui ressemble à une basse-cour très chic, parle d’amitié, d’inimitié et d’animaux. Là deux oies, un brochet, un « mouton transhumant » et un pacifique bélier en bronze conversent en silence, surveillés de près, sur les murs, par l’image en atelier du surréaliste Dali, très ami dans la vie avec le couple Lalanne, mais aussi par la délicate colombe semblant s’échapper d’un dessin de Magritte. Contre point à cette basse-cour idéale d’un autre monde, les gouaches et crayon aux lignes âpres et écorchées d’Alberto Giacometti, figure majeure de la sculpture, que n’appréciaient pas du tout les Lalanne, s’opposent à la rondeur de leur carpe en résine et feuille d’or.
Enfin, au troisième, dans une ambiance paisible où le naturalisme raffiné du « Cosy corner » de Royère en marqueterie de paille renvoie à la forêt luxuriante du « Nu au bain » du Douanier Rousseau, l’on apprend que le grand décorateur français réalisait également ses meubles en fonction de leurs ombres portées sur le sol ou les murs, comme Alexander Calder le faisait avec ses mobiles. Art & design, une affaire d’influences mutuelles ? A travers des pièces aux signatures prestigieuses, en « consignement », c’est-à-dire prêtées à la galerie, mais aussi achetées par Emmanuel Perrotin et ses associés Tom-David Bastok et Dylan Lessel, l’exposition « Tout n’est qu’influence » interroge la frontière ténue entre ces deux disciplines, par leurs regards communs sur les sujets, matières, couleurs et effets de lumière. Et remet quelque peu en question leur sacrosainte hiérarchie.
« Tout n’est qu’influence », exposition chez Perrotin Second Marché jusqu’au 19 mars 2022 (www.perrotin.com) au 8, avenue Matignon, Paris 8e.
L’histoire de l’art retient d’Ettore Sottsass son anticonformisme et sa contribution majeur au mouvement Memphis. Artiste designer protéiforme, il était aussi poète, voire gourou. Depuis le 13 octobre le Centre Pompidou dévoile une autre facette de cet humaniste génial à travers « Ettore Sottsass, l’objet magique ».
Si l’exposition retrace les quarante premières années de la carrière d’Ettore Sottsass, elle a surtout vocation à présenter son œuvre sous un nouveau jour. De Memphis on ne retiendra ainsi que la dernière salle, comme une ode aux possibilités novatrices et déconcertantes offertes par la collaboration avec Abet Laminati.
Au gré du parcours, on retrouve un Sottsass enchanteur explorant tous les champs de la création avec une infinie liberté. Depuis ses débuts, on perçoit sa force créatrice qui s’assouvit dans autant de médiums – qu’il s’agisse du dessin, de la peinture, de la sculpture. Affranchit, il conçoit rapidement l’objet dans sa dimension symbolique faisant fi de sa fonctionnalité. Il dote ses créations d’énergies, composant une cosmogonie de formes, matières et couleurs comme autant d’éléments mystiques qui trouveront à s’incarner dans sa pratique de la céramique. Totémiques, les pièces monumentales présentées par Pontus Hulten en 1969 au Nationalmuseum de Stockholm sont une expérience spatiale à part entière comme autant de « montagnes impossibles à faire, à monter ou à déplacer » raconte Marie-Ange Brayer, empruntant les mots de Sottsass.
La culture anthropologique du designer transalpin est aussi largement mise à l’honneur. On le découvre à travers ses images filmées en Inde ou grâce à sa pratique compulsive de la photographie. Architectures vernaculaires, rites, sociétés de consommation, de l’Inde aux États Unis en passant par l’Égypte, rien n’échappe à son œil. En tout, ce sont près de 100 000 clichés, donnés à la Bibliothèque Kandinsky par Barbara Radice en 2013, qui composent ce paysage intime et délicieux offert à la vue du visiteur. Que dire de la nomenclature composée par Sottsass lui-même, si ce n’est qu’elle raisonne comme un doux poème et laisse entrevoir sa pratique quasi-ritualisée de l’archivage.
De l’exposition « Ettore Sottsass, l’objet magique », on ressort donc nécessairement envoûté par sa vision quasi-métaphysique des êtres et du monde, autant que des objets et des formes.
« Ettore Sottsass, l’objet magique », Paris, Centre Georges Pompidou, 13 octobre 2021-3 janvier 2022, Commissaire : Marie-Ange Brayer.