Design et monde rural
Artisanat social et solidaire. Réalisation collective d'une balancelle © Tous droits réservés

Design et monde rural

« Design des mondes ruraux » est le programme mis en œuvre par l’Ensad depuis 2021. Délocalisé en Dordogne, à Nontron, il est consacré au développement des territoires ruraux par le biais du design. La formation accueille de six à huit étudiants et propose des solutions aux problématiques rencontrées par les acteurs du terrain. Emmanuel Tibloux, directeur de l’Ensad, est convaincu que l’École nationale supérieure des arts décoratifs a vocation à préparer un monde meilleur. Depuis sa création, le programme s’enrichit en se nourrissant de l’intelligence collective de l’équipe qui le porte. Explications.


Que signifie intervenir en milieu rural ?

Les zones rurales sont aujourd’hui des territoires soumis à une forte contradiction. D’un côté, elles catalysent un certain nombre de tensions – sociales, politiques, économiques – qui sont liées au sentiment partagé d’un retrait ou d’un affaiblissement des services publics et plus largement de la vie économique et sociale, accompagné d’un déficit de prise en compte de modes de vie spécifiques par la puissance publique : l’Agenda rural ne date que de quelques années quand la politique de la Ville a au moins 50 ans.

D’un autre côté, les territoires ruraux bénéficient d’un regain d’attractivité, en particulier de la part d’une population soucieuse d’écologie et d’un mode de vie plus harmonieux. Cette tendance s’est fortement accentuée sous l’effet de la crise sanitaire. Dans la mesure où la société est en train de s’y recomposer, que les services y sont à réinventer et que de nouveaux usages du monde s’y cherchent et s’y projettent, les zones rurales peuvent être appréhendées comme de véritables laboratoires d’innovation sociale, ou plus simplement de l’art de vivre, articulé à la grande question des temps présents, à savoir celle de l’habitabilité. De ce point de vue, les zones rurales fonctionnent comme des révélateurs de la nouvelle donne écologique. A la campagne plus qu’à la ville, vous éprouvez quotidiennement que la nature et la culture sont inséparables, qu’il vous faut composer un monde commun et habitable avec les non-humains, que la terre où l’on vit est la terre dont on vit, que le lieu est la ressource.

Intervenir en milieu rural, c’est se confronter à cette ambivalence : tenter de résoudre les tensions, de répondre aux problématiques de déprise, et fonder un nouveau rapport au vivant, à la terre et à la ressource, expérimenter et imaginer de nouvelles façons d’habiter.

Pourquoi avoir fait le choix délibéré de monter des formations en pleine campagne ?

Parce que vous ne pouvez pas traiter des questions spécifiques à la campagne depuis la ville. La campagne a précisément longtemps souffert de cela : d’être pensée et dirigée depuis la ville. Là, au contraire, nous travaillons sur place, en immersion, avec les acteurs, dans une logique de co-construction et de collaboration étroite et permanente, sur le temps long. Sans quoi, vous ne pouvez pas faire du bon travail, vous versez dans l’anecdotique ou dans une forme d’illusion ou de condescendance.

Quels sont les enjeux à Nontron ?

Il y a plusieurs spécificités propres au territoire rural sur lequel nous sommes situés. La première est la déprise, à la fois économique, publique, démographique, agricole. La deuxième, corrélative de la première, est un certain isolement : Nontron se situe en Dordogne, dans le Périgord vert, au centre d’un triangle qui relierait Limoges, Angoulême et Périgueux, à environ une heure de route de chacune des trois villes, sans réseau de transport public digne de ce nom.

La troisième est l’existence d’une tradition artisanale et manufacturière, de coutellerie notamment, mais avec aussi de nombreux autres savoir-faire, qui font que vous y trouvez à la fois des usines Hermès et un Pôle expérimental des métiers d’art à rayonnement régional. Les enjeux sont liés à ces trois caractéristiques : il s’agit de répondre aux problématiques de déprise et d’isolement et de tirer le meilleur parti des savoir-faire et des ressources locales. Parce qu’il met au premier plan la question de l’usage et qu’il est à la fois un art de la conception et un art du faire, le design est le bon outil pour cela.

Comment avez- vous mis en place le programme ?

J’ai élaboré le concept en amont, en 2018, durant mes premiers mois de direction de l’École des Arts Décoratifs, en pleine crise des Gilets jaunes. Je me disais alors qu’il n’était pas possible que l’École des Arts Décoratifs, qui a vocation à être en prise sur la société et à préparer un monde meilleur, ne se saisisse pas des questions qui étaient en jeu dans la crise, à savoir la fracture territoriale et l’articulation étroite des enjeux écologiques et sociaux. Le programme a été lancé en 2021 et, avec deux ans de recul et alors que nous venons de recruter la prochaine promotion, je constate qu’il s’enrichit et se précise en se nourrissant de l’intelligence collective de l’équipe qui le porte, des étudiants de chaque promotion et de nos différents partenaires. Nous intégrons par ailleurs au sein même du programme une étude d’impact, qui est confiée chaque année à un étudiant stagiaire de Sciences Po ou d’une université de la région.

Comment  le programme fonctionne-t-il ?

Il s’agit d’un programme de niveau post-Master, qui fonctionne à la fois comme une résidence, une école de terrain, un laboratoire et un bureau d’études. Nous recrutons chaque année une promotion de 6 à 8 jeunes designers, mais aussi artistes, architectes, paysagistes, ingénieurs ou chercheurs en sciences humaines sur la base d’un appel à candidature international. Ils vont ensuite travailler pendant une année scolaire sur trois commandes, en bénéficiant d’un logement dans une grande maison mise à notre disposition par la Communauté de communes, d’un véhicule partagé et d’une bourse de 8.000 euros. La réponse aux commandes prend la forme d’enquêtes, de réunions de concertation avec les usagers et de différents types de livrables selon la nature de la commande et la relation avec le commanditaire : carnets, cahiers, cartes sensibles, préconisations, prototype, objet ou service.  

Y a-t-il des actions menées spécifiquement ?

A raison de trois commandes par an, ce sont à ce jour six questions qui ont retenu notre attention : comment vivre son adolescence en milieu rural (avec la Communauté de communes), comment vieillir en milieu rural (avec l’EHPAD), que peut l’économie sociale et solidaire pour les métiers d’art (avec le Pôle expérimental des métiers d’art), comment réduire l’autosolisme en milieu rural (avec la SNCF), les usages de l’eau (avec le Contrat de relance et de transition écologique), l’identité des territoire ruraux (avec la Commune). Le travail sur la mobilité avec la SNCF va se poursuivre cette année, pour aller jusqu’à un niveau de finalisation et de déploiement régional d’un service de transport qui permette de transporter à la fois des scolaires, des salariés et des denrées alimentaire. Les commandes de l’année prochaine vont porter sur la question du mobilier rural, dans la poursuite du travail engagé sur l’identité des territoires, du genre et des déterminismes sociaux dans les trajectoires scolaires, avec la Cité scolaire implantée sur la commune, et de l’alimentation, dans une logique de filière qui considérera les enjeux de production autant que ceux de consommation.

Comment entrez-vous en résonance avec le territoire ?

En intégrant les acteurs du territoire à tous les niveaux du processus, depuis la conception de la résidence jusqu’aux instances de gouvernance, en passant évidemment par l’élaboration et le traitement des commandes.

De quelle manière menez-vous des partenariats via le design sur votre territoire ?

Les partenariats prennent la forme de commandes que nous co-construisons avec des acteurs publics ou privés. Elles portent sur des sujets d’intérêt général propres à la ruralité, que nous traitons de façon située sur le territoire nontronnais, en envisageant leur application ou leur duplication possible sur d’autres territoires. Tout en prenant conscience à mesure que nous travaillons sur le sujet que la ruralité en général n’existe pas, c’est pourquoi nous ne parlons pas de la ruralité mais des mondes ruraux.

Cela joue-t-il sur le recrutement, sur les projets, sur les diplômes ?

Indépendamment de ce programme, je constate depuis quelques années que les questions que nous posons, celles des ressources, de la sobriété, de nouvelles formes de service et de vie, plus proches de la terre et de la nature, en un mot celle de l’urgence écologique, sont des questions qui sont de plus en plus centrales dans le travail des étudiants en design, mais aussi en architecture et en paysagisme. Notre programme répond à cette urgence et à ces volontés de bifurquer qui sont de plus en plus fréquentes au sein de la jeunesse. Sa force à mon sens est d’accueillir ces énergies et ces volontés de bifurcation existentielle, pour les mettre au service d’un projet de transformation sociale dont nous sommes un certain nombre à penser qu’il passe par les campagnes.

Rédigé par 
Cécile Papapietro-Matsuda

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3 dessins, 12 possibilités

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Voici une collection aux origines aussi diverses qu'à l'inspiration hors du temps. Hommage aux métiers d'art du XVIIIe siècle ainsi qu'au tissage vénitien, Unheimlichkeit est une collection contemporaine construite sur l'héritage du passé. Une dualité porteuse d'un concept et « d'un supplément d'âme » évoqué dans le nom même de la collection : Unheimlichkeit. Un mot concept inventé par Freud et traduit il y a plus de trois siècles par la reine Marie Bonaparte comme une « inquiétante étrangeté ». Une évocation aussi floue que intrigante réhabilitée par le designer, Edgar Jayet, dans cet ensemble de sept modules.

©Stéphane Ruchaud

Une association de techniques et de connaissances

Derrière son nom allemand, Unheimlichkeit est le fruit d'une rencontre transalpine. Inspiré par l'Hôtel Nissim de Camondo et sa vaste collection de pièces du XVIIIe siècle, Edgar Jayet avait depuis quelque temps l'idée de conjuguer son goût pour le mobilier d'antan et la création contemporaine. Une envie « de prolonger l'histoire » concrétisée en 2022 lorsqu'il rencontre à Venise où il séjourne fréquemment, la designer textile Chiarastella Cattana. Débute alors une collaboration faite de savoir-faire croisés où le travail de l'ébénisterie historique rencontre celui du tissage. Un projet nouveau pour le designer qui mêle ainsi « la structure d'un meuble typiquement français du XVIIIe siècle réalisée avec des pièces en fuseau (modules de forme pyramidale) reliées entre elles par des dès d'assemblages (petits cubes situés aux intersections du meuble), et un travail de passementerie issu d'un tissage italien originellement utilisé pour les lits de camp et nommé branda. » Une association esthétique mais également technique. « Avec la réutilisation de cette structure constituée de modules développés au XVIIIe siècle, nous pouvons facilement ajuster nos pièces en fonction des besoins de nos clients. » Un atout renforcé par l'absence de contrainte structurelle de l'assise, uniquement maintenue par deux cordons de passementerie. Une finesse grâce à laquelle « la toile semble flotter sur le cadre comme par magie, dégageant ainsi cette notion d'inquiétante étrangeté » résume le créateur.

©Stéphane Ruchaud

Travailler le présent pour ne pas oublier le passé

« Concevoir des collections contemporaines en y incorporant les techniques du passé est presque un exercice de style auquel je m'astreins pour faire perdurer ces savoir-faire, explique Edgar Jayet. C'est la raison pour laquelle on retrouve la passementerie dans plusieurs de mes créations. » Convaincu par l'importance de rassembler les époques, le designer précise avant tout travailler l'épure de chaque projet. « Unheimlichkeit montre qu'il est possible de faire du contemporain avec les techniques anciennes. Mais cela passe par la nécessaire obligation de faire fit de l'ornementation car c'est elle qui vieillit dans un projet, pas la structure. Ce décor servait autrefois à transmettre des messages ou des idées. Au XIXe siècle son utilisation surabondante et en toute direction menant à l'éclectisme signe véritablement sa fin et conduit progressivement vers le XXe siècle et sa maxime : form follows function. » Une lignée dans laquelle le designer s'inscrit. « A l'agence, nous essayons de récupérer l'essence même du mobilier en le dégageant au maximum de l'ornementation contextuelle et souvent anachronique. De cette façon, nous pouvons restituer des pièces de notre temps, mais semblant malgré tout flotter entre les époques. » Une démarche engagée dans les dernières collections d'Edgar Jayet où se retrouvent des typologies de meubles aujourd'hui disparues. On note par exemple le paravent d'un mètre de haut présenté à la galerie Sofia Zevi à Milan en 2023, mais également le siège d'angle. « Finalement, je crois que la permanence du style passe par le travail de la main. C'est elle qui apporte le supplément d'âme, le Unheimlichkeit théorisé par Freud, mais c'est également par son biais que les techniques refont vivre les époques passées » conclut-il.

©Stéphane Ruchaud
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