À travers l’exposition déambulatoire « Aurae », l’artiste canadienne Sabrina Ratté crée un archipel trouble de sculptures-écrans et de dispositifs immersifs, mettant en scène autant de compositions d’images numériques mutantes, agissant comme un défilé d’« unités d’ambiances » à explorer physiquement. L’exposition se tient jusqu’au 10 juillet à la Gaîté Lyrique.
On le savait depuis l’exposition consacrée à Olivier Ratsi (« Heureux Soient Les Fêlés, Car Ils Laisseront Passer La Lumière », avril-octobre 2021), les espaces de la Gaîté Lyrique s’avèrent particulièrement propices à la présentation de pièces mêlant images métamorphiques et design graphique dans une succession de paysages visuels projetés où architecture et spatialité semblent définir une nouvelle approche déambulatoire pour le spectateur. Pour l’exposition « Aurae », présentant onze pièces de l’artiste canadienne et « faiseuses d’images » Sabrina Ratté (bien aidée par le travail de scénographie du designer Antonin Sorel), ce dernier est à nouveau invité à visiter un parcours d’architectures immersives et de paysages habités par une matière visuelle en mouvement, qui interroge avec tact la séparation physique entre deux réalités, celle du réel et du virtuel.
Les paysages d’Aurae – titre emprunté à l’une des premières œuvres vidéos de Sabrina Ratté en 2012, aux couleurs lavées par le soleil, et à l’étymologie du mot “aura”, qui indique un vent doux ou une atmosphère – décrivent bien le subtil équilibre du travail de Sabrina Ratté entre poésie et science-fiction. En les recomposant dans des installations usant de projections vidéo, d’animations, d’impressions, de photogrammétries, de sculptures et de dispositifs spatiaux, Sabrina Ratté donne un nouveau relief à ses images : une « aura » singulière qui vient relever la part d’émotion subtile de représentations variables – une véritable végétation numérique, parfois très graphique et géométrique, parfois plus naturelle et organique – pourtant largement ancrées, par leur connexion physique à autant d’écrans hypnotiques, à la saturation technologique et audiovisuelle actuelle.
L’approche fusionnelle des « unités d’ambiance »
Se faisant, par leur approche fusionnelle entre froideur visuelle et chaleur émotionnelle, les pièces de Sabrina Ratté agissent comme de véritables « unités d’ambiances », variant en fonction de la thématique des images. Les paysages naturels y sont par exemple explorés dans une esthétique de photomontage aux lentes évolutions colorisées. Pour Alpenglow, Sabrina Ratté a ainsi conçu un espace architectural 3D aux multiples parois de verres translucides, rappelant un peu les dispositifs de Digital Shadow, qui s’ouvre sur un horizon de montagnes et de mer suivant de très évolutifs changements de lumière irisée. Pour Undream, évoquant les travaux du collectif architectural italien Superstudio, la mise en scène de l’image dans le prolongement d’un promontoire carrelé appose une perspective nouvelle à la lente évolution du paysage grandiose, particulièrement bien soulignée par la texture de la bande-son électronique (signée Roger Tellier-Craig). Dans Machine For Living, c’est l’urbanisme des villes nouvelles qui sert de canevas à la projection sur une structure en escaliers d’un tapis roulant d’architectures imagées au mouvement des plus mécaniques.
Le goût de Sabrina Ratté pour la transgression des formes organiques se manifeste dans la série d’animations 3D Floralia. L’artiste y propose une forme de sauvegarde visuelle de plantes et de leur écosystème : un conservatoire numérique aseptisé où les interférences du signal visibles sur les images indiquent la mémoire toujours vivace des plantes. Ce rapport d’hybridation entre organique et numérique est encore davantage poussé dans ses retranchements dans Aliquid. La mécanique des fluides mise en scène dans cette vidéo HD semble procéder de la lente désintégration d’une chair coulante au contact des arêtes d’une architecture de verre. Une contemplation particulièrement déstabilisante, tant la matière numérique et organique paraît se confondre en tout point.
Un laboratoire d’images en mode immersion brute
La pièce la plus impressionnante de l’exposition se révèle toutefois être la seule à véritablement opter pour une confusion et une multiplication de flux audiovisuels multidirectionnels. Installée dans la salle noire cloisonnée de la Gaîté Lyrique, Distributed Memories agit comme un véritable laboratoire d’images, agrégeant dix ans de recherches formelles et visuelles de Sabrina Ratté dans une sorte d’antichambre-régie, où l’immersion brute rejoint une forme d’interactivité plus ludique – avec des capteurs et surtout ce buzzer permettant de rebooter depuis un pupitre tout le décorum de projections en temps réel. Une approche qui apporte un peu plus de souplesse fantasmagorique et déliée à l’univers visuel mutant procédant des images-espaces de Sabrina Ratté.
Laurent Catala